Je ne pourrais dire depuis combien de temps j’étais coincée dans cette maison, à cette table, pendant ce repas, à cette époque. Tout s’enchaînait avec plus de violence et rien ne semblait pouvoir me permettre d’en sortir. Ce à quoi je me raccrochais pour tenir étaient mes derniers instants dans le présent. Bien avant d’être plongée dans ce souvenir, forcée de revivre éternellement mon dernier Noël.
La randonnée dans les montagnes avait toujours été l’une de mes plus grandes passions. Me retrouver seule dans ces étendues blanches et calmes, percevant simplement les crissements de la neige sous mes chaussures tandis que mon souffle devenait un voile de gouttes d’eau glacées, était une bénédiction. Une façon de me reconnecter à la Terre et à moi-même. Apprendre à me connaître de nouveau, me rappeler qui j’étais au fond de moi et savoir de quoi j’étais réellement capable. Oui, m’aventurer dans les sommets enneigés m’aidait terriblement. Quand j’y repensais, les monts brumeux étaient mes refuges. Ils avaient récoltés mes peines et ma colère, mes joies et mes doutes. Toutes mes émotions avaient trouvées leur place ici, dans ces lieux apaisants.
Bonnet, lunettes de soleil, gants, manteau, polaire, écharpe, raquettes et bottes fourrées m’accompagnaient une nouvelle fois. La nuit était déjà tombée et le ciel ne tarderait pas à s’illuminer. Car ce soir était le soir propice pour apercevoir les plus belles créations de la nature. Ce soir, j’aurais la chance de revoir mes amies de toujours, mes confidentes, celles que j’admirais plus que tout et qui me voyaient grandir. Les aurores boréales m’avaient toujours fasciné : leurs couleurs, leurs mouvements, leur rareté. Qui ne rêvait pas des voir ces déesses lumineuses courir au-dessus des sommets ?
Je marchais avec assurance, mes bâtons se plantant avec précision dans la couche de neige. Ma vision s’habituait progressivement à l’obscurité ambiante et je pouvais désormais apercevoir les milliers d’étoiles parsemer le ciel sombre. Elles me guidaient vers mon objectif, vers ma destination. Le plateau que je visais était facile à atteindre ; j’avais déjà réalisé cette ascension des dizaines de fois auparavant. Celle-ci, pourtant, était bien différente et me promettait un avenir quelque peu incertain.
Car, alors que je continuais d’avancer, un sourire aux lèvres, je ne vis pas le niveau de la neige moins épais devant moi. Lorsque j’y posai le pied, il s’enfonça dangereusement, m’entraînant dans une longue chute. Ce que j’avais au début pensé être un simple terrier d’un animal quelconque était en réalité une immense crevasse que la couche de coton froid cachait. Ma dégringolade se termina douloureusement ; je tombai lourdement contre une paroi de glace, certaine que ma cheville était fragilisée — voire brisée — et ma tête commença à tourner.
Lorsque je m’étais réveillée, après l’inconscience de mon accident, je n’étais plus dans la grotte glaciale. Au contraire : j’étais au chaud, dans une chambre, sous une couette moelleuse. Je me souvenais avoir pensé un instant que ma randonnée n’avait été qu’un rêve avant de reconnaître les quatre murs entre lesquels je me trouvais. L’angoisse me sauta aussitôt à la gorge, amenant larmes et tremblements avec elle. Je tentai de respirer, de calmer les battements de mon cœur, mais j’en étais incapable. Je ne pouvais être là, c’était impossible.
Et pourtant, quelqu’un vint frapper à la porte. Comme la dernière fois. Voir ce visage… Je n’avais pas les mots pour exprimer ce que j’avais ressenti. De la tristesse, du chagrin, du manque. Et aussi, une colère sourde qui ne cherchait qu’à sortir. Je ne pouvais me calmer et des milliers de questions se chevauchaient dans mon esprit, dont une qui résonnait plus fort que les autres.
Comment ma mère, morte il y a cinq ans, pouvait se tenir debout devant moi à ce moment précis ?
Elle me parlait, mais je ne l’écoutais pas. Mes pensées obstruaient tous sons extérieurs. Était-je sans un rêve ? La chute m’avait-elle ramené dans mes souvenirs ?
Je rêvais forcément. C’était la seule explication. À moins que je ne croyais en l’existence des boucles temporelles, à la Un jour sans fin. Je souris intérieurement : j’espérai sincèrement ne pas croiser une marmotte, elle risquerait de passer un sale quart d’heure.
Ma mère quitta la chambre. J’ignorais ce qu’elle m’avait dit, mais derrière la porte, l’on s’agitait. Si l’on était bien dans le souvenir de mon dernier Noël, mes grands-parents venaient d’arriver. Le repas n’allait pas tarder à débuter et moi, je n’étais pas prête — physiquement et mentalement. Pourquoi ce souvenir ? Pourquoi pas mon séjour à Oslo ? Devais-je forcément trouver une raison à ce phénomène ?
La journée était passée exactement comme dans mes souvenirs. Ouverture des cadeaux avant un repas de milles et uns mets et la sortie de table avec le ventre trop lourd. Tout était identique, dans les moindres détails : des parfums aux goûts en passant par les vêtements des invités et leurs paroles. Le sentiment de déjà-vu s’était étendu sur toute la journée, jusqu’au couché où je me retrouvais de nouveau blottit dans ma couette. En fermant les yeux, je me disais que ce rêve avait semblé bien réel, mais n’était somme toute que cela : un rêve. Lorsque je me réveillerais, je serais dans la grotte et je trouverai un moyen d’en sortir. Rien de plus. J’avais profité, il était temps de revenir dans le présent.
Mais lorsque les rayons du soleil vinrent taper ma joue le lendemain matin, tout était comme la veille. De ma position dans le lit aux bruits dans le salon jusqu’à la venue de ma mère. Tout était identique. La peur avait commencé à m’envahir : si j’étais dans un rêve, pourquoi ne pouvais-je pas me réveiller ? Alors, je tentai d’altérer les événements. Je déclarai qu’on ouvrirait les cadeaux qu’au moment du dessert. Je ne pris pas d’entrée. Et après, je n’allais pas faire la promenade digestive, mais restai tranquillement au chaud. Je devais trouver un moyen de m’échapper, mais je n’avais aucune idée de comment y parvenir.
Alors, cela s’enchaîna, encore et encore. Peut importe les éléments que je changeais, l’issue était la même : je partais me coucher et me réveillai dans cette même journée. Au bout de dixième fois, je ne pris même pas la peine de me lever et feignit être malade. Je n’en pouvais simplement plus, c’était trop. Alors, pendant qu’ils étaient tous sortis pour leur balade, je décidai de m’enfuir. Peut-être qu’en prenant la voiture pour m’éloigner, je reviendrai dans le présent. Il fallait bien tenter quelque chose, de toute façon.
Je m’habillai en quatrième vitesse, emprunta les clés, les tourna afin de démarrer le véhicule et m’engagea sur la chaussée. Je roulais, dans le silence rythmé des vrombissements du moteur, sans vraiment savoir où j’allais. C’est alors qu’au bout d’un virage, je vis le pont. Ce fameux pont, encore en bon état, qui avait vu s’éteindre une partie de ma vie. Demain — ou plutôt, il y a cinq ans — mes parents mourront ici-même. Je m’arrêtai sur le bas-côté et déglutit. Je ne me souvenais même plus pourquoi ils étaient sortis ce jour-là, faire des courses peut-être. Je savais simplement qu’ils n’étaient jamais revenus.
Je sortis de la voiture. Peut-être était-ce pour cela que j’étais bloquée dans ce dernier Noël. Peut-être était-ce une façon pour moi de faire mon deuil, une façon de passer à autre chose. Laisser le passé derrière moi et continuer de profiter de cette fête annuelle. Peut-être était-ce les paroles du monde qui me disait de ne plus fuir.
J’avançai lentement et regardais le ravin sous le pont. Il était moins haut que dans mon souvenir. Mais le muret qui séparait la route du vide, lui, l’était haut. L’on m’avait dit qu’il avait cédé lorsque la voiture était arrivée dessus. Que s’était-il exactement passé ici ? Je n’en savais rien, personne ne le savait. Je soupirai : je devais arrêter de trouver une raison. Ce qui était arrivé était arrivé, je ne pouvais le changer, malgré toute ma volonté.
Je n’avais plus de larmes à faire couler pour ces événements du passé — enfin, je le pensais. Je sentais les émotions me serrer la gorge et des larmes rouler sur mes joues. Incapable de les contrôler, je regardais le lieu de l’accident avec chagrin. Que devais-je faire ? Etais-je bloquée dans le passé afin d’empêcher la mort de mes parents ? Ou était-ce pour voir de mes propres yeux ce qui se produisait, pour comprendre ? Je séchais les perles salées sur mes joues et déglutit avant de prendre une grande inspiration. Un courage nouveau et serein m’envahit alors et je fermai les yeux en sentant le vent frais me fouetter le visage. Une paix étrange s’insinua en moi. Elle avait quelque chose de magique. Un frisson me parcourut alors. J’ouvris les yeux.
Un rire nerveux s’empara de mon être tandis que j’observais les alentours. J’étais de retour dans la grotte et au-dessus de moi s’était ouvert un passage, là où j’avais chuté. Je pris un court moment afin de reprendre mes esprits. Je commençais à douter de la véracité de la situation précédente, de cette boucle temporelle. N’avait-elle pas été qu’un rêve ? Je ne le saurais jamais.
Avec difficulté et une cheville douloureuse, je me hissai jusqu’au plateau neigeux et soupira en m’allongeant dans cette douce couverture blanche. En regardant le ciel, j’esquissai un sourire. Les aurores boréales étaient là. Elles dansaient avec lenteur et magnificence dans le ciel sombre de l’hiver. Elles me rappelaient également à ma famille avec qui je refusai de passer Noël. Peut-être était-il temps de les retrouver ? De me détacher de ce passé que je ne pouvais pas changer. De passer enfin des fêtes dignes de ce nom et pas en solitaire dans les monts enneigés.
Je me levai alors, lançai un dernier coup d’oeil aux lumières multicolores et revint sur mes pas. Il était temps pour moi de rentrer.
Texte écrit dans le cadre du Secret Santa de Team Écriture – Décembre 2019